La bonne foi est-elle toute puissante en Droit des contrats ?

Le Code civil dans son ancienne version de 1804 prévoyait le principe de la bonne foi dans l’article 1134[1] en le limitant au seul domaine de l’exécution des contrats. De ce fait, il disposait que « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites […] Elles doivent être exécutées de bonne foi ». La bonne foi était ainsi conçue dès une approche propre du Droit romain, à l’égard duquel le contrat n’oblige qu’à ce qui est expressément formalisé[2].

Néanmoins, un siècle et demi plus tard la jurisprudence de la Cour de cassation a commencé à faire évoluer cette disposition. En élargissant ses effets aux domaines de la négociation et la conclusion de tout contrat, l’article 1134 était interprété pour faire applicable la bonne foi a tous les stades d’une relation contractuelle. Par conséquent, l’Ordonnance du 10 février 2016 a choisi de placer sous la bonne foi les négociations, la conclusion du contrat et son exécution en intégrant l’acquis jurisprudentiel de la Cour. C’est ainsi que le nouvel Droit des contrats et des obligations dispose, dans ses dispositions liminaires, la bonne foi comme principe d’ordre public, ce que la doctrine admet également de longue date[3] : « Article 1104 : Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cette disposition est d’ordre public ».

La bonne foi est-elle donc toute puissante en Droit français ? Due ce caractère d’ordre public prévu dans l’article 1104, une réponse rapide tendra à dire qu’elle l’est. La bonne foi en effet inspire des mécanismes dans l’ordre juridique en matière de négociation (art. 1112), de dol (art. 1137 – 1139) ou d’obligation d’information (art.1112-1)[4]. Toutefois, la finalité de bonne foi, assimilé aussi à une vertu d’honnêteté et de probité qui renvoi à chaque personne à sa conscience, n’est pas toujours la même. En effet, dans les négociations et la formation du contrat, il s’agit de protéger la volonté du cocontractant en lui permettant de s’engager en connaissance de cause. Dans l’exécution du contrat, il s’agit de préserver l’effet utile du contrat. Dans les deux cas, l’on trouve une limite principale : le non sacrifice de son propre intérêt[5]. En conséquence, le manquement à l’obligation de bonne foi pouvait-il aller jusqu’à empêcher le contractant blâmable de se prévaloir des clausules du contrat ?[6] Plus précisément, peut-on déchoir un créancier de sa créance puisqu’il l’invoque de mauvaise foi ?

Ni l’article 1134 ancien ni le 1104 nouveau ne précisent la portée des pouvoirs reconnus au juge en matière de sanction de la mauvaise foi contractuelle. Toutefois, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé cet aspect. En se référant à une distinction bien connue en doctrine, l’arrêt n°966 du 10 juillet 2007 délimite le cadre de la bonne foi et clarifie la portée des pouvoirs du juge dans les cas où un contractant manque à son obligation de la respecter. Ainsi, la neutralisation de l’exercice déloyal d’une simple « prérogative contractuelle » demeure possible (II), mais en respectant la substance des droits acquis par un contractant (I).


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I. Le respect de la substance des droits acquis par un contractant

L’indisponibilité de la substance des droits acquis par un contrat peut s’expliquer si l’on met en relation le triple contenu qui peut se différencier dans tout contrat (A) et le double aspect que comporte le principe de la force obligatoire (B).

A. Le triple contenu de tout contrat

Tout contrat comporte en ensemble de trois corps de règles, l’un d’entre eux est intouchable par le juge. Le premier est composé par « les stipulations ». Elles définissent ce en quoi consiste l’opération que le contrat doit réaliser, en fixant sa substance et en précisant son effet utile et les termes de l’échange économique en concret[7]. Elles sont « le cœur du contrat ». La deuxième comporte les « règles de procéder ». Celles-ci définissent comment les parties vont procéder, ce qui renvoi aux règles de comportement, aux prérogatives et modalités unilatérales de nature à modifier la situation du cocontractant[8]. Enfin, le troisième établit les stipulations « anticipant la survenance d’un contentieux (preuve, compétence juridictionnelle, prescription, etc.) »[9].

« Le cœur du contrat » est intouchable par le juge. Ainsi, le premier corps dit « les stipulations », qui fixe la substance même du contrat, est en soit une limite à la bonne foi et par conséquent une limite aussi aux pouvoirs reconnus au juge en matière de sanction de la mauvaise foi. En effet, l’application de ce principe aux prérogatives du créancier qui sont un résultat de son droit de créance, peut être une voie ouverte à une révision générale de tous les contrats. De ce fait, l’argument sous-entendu serait alors celui de reprocher au créancier le seul fait d’être créancier au péril de la sécurité juridique et de la force obligatoire du contrat[10]. Pour ces raisons, la chambre commerciale en 2007 a cassé et annulé la décision de la cour d’appel. En particulier, conforment au raisonnement de la chambre, « le créancier, même de mauvaise foi, reste créancier et le juge ne peut au seul motif que la créance a été mise en œuvre de mauvaise foi, porter atteinte à l’existence même de celle-ci en dispensant le débiteur de toute obligation »[11].

B. Le double aspect de la force obligatoire

Le fondement de cette décision de la Cour peut être compris si l’on examine la double perspective de la force obligatoire des contrats. Celle-ci s’explique, d’une part, par le fait que « le juge doit appliquer le contrat, la norme posée lui sert de référence »[12]; et de l’autre, par le fait que les parties sont engagées par le contrat, elles lui sont assujetties »[13].

1. Le contrat en tant que norme de référence par le juge

A l’occasion d’un litige de nature contractuelle, la force obligatoire implique pour le juge qu’il devra appliquer la norme contractuelle tel qu’il appliquerait la loi dans une autre hypothèse. Ainsi, le contrat sera la norme qui servira de référence pour trancher le contentieux existant entre le débiteur et le créancier. Cet exercice judiciaire toutefois va au-delà de la simple condamnation à l’exécution des obligations contractuelles. En effet, le juge peut déclarer que les effets juridiques crées par le contrat doivent se produire suite à la constatation de la réalisation de l’hypothèse prévue initialement par les parties[14].

2. L’obligation de respecter le contrat par opposition au rapport d’obligations

L’obligation dans laquelle la chambre commerciale a mis l’accent dans sa décision était celle de de respecter le contrat. Elle résulte de l’irrévocabilité au regard des parties qui supposent les contrats légalement formés, tel qu’il est prévu par le Code civil[15]. De ce fait, cette obligation est bien différente à l’égard des autres obligations qu’un contrat peut créer. En conséquence, le contrôle du juge va se limiter à déclarer que le contrat lie les parties mais il ne va pas condamner au débiteur à exécuter la prestation accordé (obligation de faire, de donne ou de ne pas faire). Pour cette raison la doctrine établis que dans cette hypothèse il y aura de « méconnaissance » et non d’« inexécution ».

Le rapport d’obligation, au contraire comporte « le droit pour le créancier d’exiger quelque chose du débiteur »[16]. Ainsi, si le débiteur de l’obligation n’accomplis pas la prestation il pourra avoir lieu à une exécution forcée. Celle-ci, bien sûr ne pourra être toujours effective dans la pratique. De manière que dans certains cas le créancier recevra uniquement des dommages-intérêts. Le débiteur toutefois peut être sanctionné aussi avec la résolution du contrat[17].

II. Le contrôle de l’exercice déloyal d’une prérogative

L’arrêt de la chambre commerciale ne remet pas en cause la jurisprudence qui « neutralise » l’exercice déloyal d’une prérogative contractuelle. Ainsi, faut-il s’entendre sur deux idées. D’une part, celle de « neutraliser » (A), et de l’autre celle de « prérogative contractuelle » (B).

A. La nature de la sanction : la « neutralisation »

La sanction prévue suite à l’invocation de mauvaise foi d’une clause n’est pas la même à celle de l’annulation ou de réputer non écrite la clause posant le droit[18]. La neutralisation en effet s’agit d’une éradication qui ne répond pas à une malformation de la stipulation au regard à l’ordre public, mais une conséquence qui prive d’efficacité d’une stipulation tout à fait valide et qui suppose que « le contrat se continue sans préjuger en rien d’un nouvel emploi de la clause une fois prochaine, quand elle sera invoquée à bon escient »[19].

B. L’objet de la sanction :  la « prérogative contractuelle »

D’autre part, les « prérogatives contractuelles » qui ne pourront pas être invoquées de mauvaise foi à peine de neutralisation sont celles qui prévoient un pouvoir reconnu par la loi ou par le contrat aux parties d’agir de manière unilatérale sur la situation contractuelle[20]. En conséquence il sera contrôlé et sanctionné par les tribunaux l’usage déloyal de :

  • Les clauses résolutoires[21]
  • Les clauses d’agrément[22]
  • Les clauses d’essai
  • Les clauses limitatives de réparation
  • La clause de dédit[23]
  • La clause de révision unilatérale du prix
  • La clause de modification unilatérale du contrat

Les caractères communs à toutes ces clauses son trois[24]. D’abord, elles ne définissent pas les créances ni les dettes. Ensuite, elles investissent un cocontractant de la possibilité de modifier de manière unilatérale la situation de l’autre « au regard de ce qu’il pouvait attendre d’une exécution normale de la convention »[25]. Enfin, elles ont un caractère fonctionnel marqué.

Conclusion

La bonne foi est un élément fondamental dans l’ordre juridique français. Elle constitue un principe à partir duquel l’on a développé d’autres éléments qui régissent les négociations, la conclusion et l’exécution du contrat. Toutefois, la bonne foi n’est pas toute puissante car les pouvoirs reconnus au juge en matière de la sanction de la mauvaise foi sont bien délimités. L’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation n° 966 du 10 juillet 2007 vient préciser cet aspect. En particulière, la chambre commerciale interdit que l’on puisse déchoir un créancier de son droit de créance car il l’invoque de mauvaise foi. Cela due à l’existence du principe de la force obligatoire des contrats établi par le Code civil depuis 1804. Enfin, l’arrêt affirme que « la neutralisation » de l’exercice déloyal d’une simple « prérogative contractuelle » demeure possible. Ce qui n’est pas nouveau en la jurisprudence de la Cour.


[1] Article 1134 C. civ. ancien : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise.

Elles doivent être exécutées de bonne foi. »

[2] BÉNABENT, Alain. « Droit des obligations », 16e édition, LDGJ, Paris, p. 46

[3] RENAULT-BRAHINSKY, Corinne. « Droit des obligations », 16e édition, Gualino, 2019, Paris, p. 40.

[4] MALAURIE Philippe, AYNÈS Laurent et STOFFEL-MUNCK Philippe. « Droit des obligations », LGDJ, 10e édition, p. 254.

[5] Ibid. p.257

[6] RENAULT-BRAHINSKY, Corinne. Op.cit.

[7] STOFFEL-MUNCK Philippe. « Créancier déloyal dans l’exécution n’est pas moins créancier », Dalloz 2007, n°40, p. 2839

[8] Ibidem.

[9] Ibidem.

[10] Article 1134, alinéa 1 ancien et article 1103 C.civ. nouveau.

[11] COUR DE CASSATION FRANÇAISE. « Communiqué relatif à l’arrêt n°966 du 10 juillet 2007 ». En ligne,  https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_commerciale_574/arret_n_10678.html , consulté le 3 mars 2020.

[12] ANCEL Pascal. « Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat », RTD Civ. 1999, p.771.

[13] Ibidem.

[14] Ibidem.

[15] Article 1134, alinéa 1 ancien et article 1103 C.civ. nouveau.

[16] ANCEL Pascal. Op.cit.

[17] ANCEL Pascal. Op.cit.

[18] STOFFEL-MUNCK Philippe. Op.cit.

[19] STOFFEL-MUNCK Philippe. Op.cit.

[20] STOFFEL-MUNCK Philippe. Op.cit.

[21] Neutralisation du droit de résoudre.

[22] Neutralisation du droit d’empêcher l’acte soumis à agrément.

[23] Neutralisation du droit d’anéantir le contrat.

[24] STOFFEL-MUNCK Philippe. Op.cit.

[25] STOFFEL-MUNCK Philippe. Op.cit.

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