France: l’état d’urgence

Voici un compte rendu du discurs d’ouverture de M. Bruno Laserre, vice-président du Conseil d’État, lors du colloque du 14 octobre 2020 intitulé «Les états d’urgence pour quoi faire ?».

Conférence inaugurale du nouveau cycle sur les états d’urgence, organisé par la section du rapport et des études du Conseil d’État.

Les états d’exception ne sont pas nouveaux. Tous les États de droit connaissent de dispositifs juridiques permettant de déroger au droit commun pour surmonter des menaces d’une gravité particulière. 

Ils soulèvent certaines controverses, sur l’articulation du droit et de la politique et le paradoxe d’un droit qui organise de redoutables questions juridiques. Les crises terroristes, puis sanitaire, quoique de nature différente ont en commun la violence avec lesquelles elles se sont manifestées. Cependant,était-il absolument nécessaire de s’écarter du cadre juridique normal en déclarant l’état d’urgence ?

Cette question n’est pas rhétorique. L’État de droit souffre d’un recours très fréquent aux régimes d’exceptions. Les droits et libertés se trouvent affaiblis même si c’est pour « la bonne cause » (Montesquieu). 

Mais surtout, que reste-t-il de la légitimité de l’État si chaque crise met à la fois en évidence son incapacité à y faire face dans un cadre normal et son impuissance à anticiper sa survenance ? 

S’intéresser donc aux états d’exceptions amène ainsi à s’interroger sur la nature et le cadre juridique des régimes de crise. Cela amène aussi à scruter en négatif : le fonctionnement des pouvoirs publics en période normal car l’état d’exception ne fait qu’exprimer leurs limites. 

I. L’état d’urgence dans le cadre général des états d’exception (fondement historique)

Tous les États modernes ont des régimes d’exception qui reposent sur un fondement commun. Leur origine est très ancienne : la dictature romaine, les crises militaires. Nécessité d’une institution qui est essentiellement coutumière, visée à préserver la République dans les circonstances de troubles intérieurs ou extérieurs. Fondement commun à tous les états d’exception : droit de légitime défense pour l’État. L’institutionnalisation de l’exception a été admis chez les romains comme un moyen indispensable d’éviter le chaos. Plusieurs siècles plus tard, ses justifications seront adaptées à l’État moderne. Leur but premier sera donc la défense de la liberté.

Toutefois, ses justifications n’ont jamais suffi. Les régimes d’exception sont en effet justifiés par leurs limites, car ils sont tout à la fois permissifs et restrictifs, sans quoi leur inclusion dans un système politique, fondé sur la séparation des pouvoirs, n’est pas possible. En France, les débats qui ont précédé à la création de la loi sur l’état de siège au XIXème siècle se sont aussi concentrés sur son encadrement. On observe qu’au-delà du contexte, un état d’exception est compatible avec l’État de droit si, et seulement si : 1. Il est autorisé; 2. Il est soumis à des conditions permettant de vérifier que les circonstances l’exigent ; 3. Il est temporaire.

Les différents régimes de crise inscrits dans le droit français sont conformes à ces trois critères. L’article 16 de la Constitution prévoit explicitement les conditions dans lesquelles le président peut y recourir. Quant à l’état de siège, il permet le transfert des pouvoirs de police de l’autorité civile à l’autorité militaire. La loi et la Constitution prévoient ces conditions d’utilisation. En revenant à la théorie des circonstances exceptionnelles, on retrouve la critique selon laquelle l’autorité administrative ne peut déroger aux règles normales de compétence, de forme et d’objet des actes administratifs que si de nécessité et des circonstances de temps et de lieu particulières le justifient. Le champ, les conditions et la durée de la dérogation sont strictement délimités et sanctionnés par le contrôle de proportionnalité du juge administratif.

C’est dans ce régime général des états d’exception que s’inscrivent les états d’urgence, régimes d’exception législatifs que depuis leur institution ont été utilisées pour faire face à des crises très différentes :

Jusqu’à la loi du 23 mars de 2020, l’état d’urgence désignait exclusivement le régime issu de la loi du 3 avril 1955. Conforme à cela et à la tradition française du légicentrisme, il s’agit d’un dispositif permanent prévu par la loi. Cependant, contrairement à la législation sur l’état de siège qui a été justement élaborée « à froid », par anticipation, hors de tout contexte de crise, la loi de 1955 est le contraire. Elle est une « loi de circonstance », rédigée en réaction à la menace spécifique résultant de l’insurrection algérienne. Motifs pour justifier cette loi : 1. L’insuffisance des moyens de droit conçus pour des périodes insurrectionnelles; 2. La réticence des responsables politiques alors au pouvoir à recourir à l’état de siège ; 3. Les soucis de ne pas distinguer l’Algérie du reste du territoire français.

Du 28 août au 30 avril 1955, l’état d’urgence est ensuite détaché de ses raisins intimes et a été déclaré dans quatre contextes différents : 1. La guerre d’Algérie ; 2. Après le mouvement du 13 mai 1958 ; 3. Le putsch des généraux; 4. Suite aux troubles survenus : 4.1. Nouvelle Calédonie et dans les îles françaises du Pacifique entre 1985 et 1987 ; 4.2. En 2005 ; 4.3. En 2015, dans le contexte des attentats terroristes.

Le texte de 1955 s’est maintenu dans notre droit mais il a évolué. Les conditions de son déclenchement n’ont jamais varié. Entre 1955 et 2015, les principales modifications ont résulté de l’ordonnance du 17 avril 1960 qui a transféré du législateur vers le président le pouvoir de déclarer l’état d’urgence.

Après 2015, les pouvoirs du Premier ministre et des préfets ont changé. Certains ont été obsolètes, d’autres ont été ajoutés. L’état d’urgence s’est positionné comme un régime central autonome et disponible pour faire face à des menaces de nature très diverse.

L’état d’urgence sanitaire, institué pour faire face à la pandémie du Covid 19 est aussi issu d’une « loi de circonstance ». Pour cette raison le Sénat a refusé de faire un régime permanent la loi qui permet de déclarer l’état d’urgence qui devient caduque le 1 avril 2021; à charge pour le Parlement de la pérenniser, après l’avoir évaluée. Pour résumer les justifications du recours à l’état d’urgence de 2020 pour la crise sanitaire, il y a eu une discussion en Assemblée générale : il y a des raisons juridiques (la montée en puissance du contrôle de constitutionnalité par la QPC impose au législateur d’être plus précis) et des raisons symboliques (on recourt à l’état d’urgence car l’invoquer c’est montrer qu’on agit). Sur le fond, l’état d’urgence sanitaire s’inspire de la loi de 1955 aussi bien dans ses modalités de déclenchement et de déroulement.

II. Le contrôle dont les états d’urgence font l’objet

A. Le contrôle de la déclaration de l’état d’urgence

Il s’agit du moment le plus délicat : Comment caractériser un péril imminent ou une catastrophe sanitaire ?

Sans le sentiment partagé de la nécessité, le président ne peut pas s’abroger des pouvoirs en déclarant l’état d’urgence. Le contrôle le plus efficace est donc le contrôle politique. La garantie de transparence implique que l’exécutif doit informer sans délai au Parlement des mesures qu’il prend ; il existe aussi une obligation légale de rendre publique des données scientifiques des données de la santé qui ont motivé sa décision de déclarer l’état d’urgence sanitaire. 

Cela dit, le Conseil d’État s’est estimé compétent pour contrôler ce décret de déclaration de l’état d’urgence. Il s’agit d’un contrôle restreint.

B. Le contrôle des mesures de police prises sous l’état d’urgence  

L’adaptation du contrôle du juge des référés (son contrôle est le plus pertinent). Il est responsable du contrôle de proportionnalité des mesures de police attaquées. Il est la seule voie de droit pertinente pour contrôler les décisions prises au titre de l’état d’urgence envisageables.

Toutefois, son intervention ne suffit pas lorsque les mesures en cause ont déjà produit leurs effets : les perquisitions administratives, par exemple, sont exécutées avant que le juge puisse être saisi. Dans un tel cas, le Conseil d’Etat s’est assuré que la puissance publique puisse être utilement condamnée à réparer les dommages causés par ses agissements illégaux dans le cadre d’un recours en responsabilité. Une faute simple, en effet, suffisait pour un régime de responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques a été également établi au bénéfice des tiers non lié à la personne dont le comportement avait justifié la perquisition.

Les états d’urgence sont par nature temporaires. Le moment de la reddition des comptes est toujours situé dans un avenir prévisible recourant à la théorie des incitations. Les juristes américains voyaient dans ce contrôle rétrospectif du juge siégeant dans le calme et la sécurité après qu’on a mis fin à l’émeute, une garantie de premier rang contre les abus que les pouvoirs publics seraient tentés de commettre pendant l’état d’urgence. 

III. Les problèmes découlant de l’utilisation recurrente des états d’urgence dans la période récente

Le contrôle judiciaire ne suffit pas et le recours de plus en plus fréquent aux états d’urgence ainsi que la mutation des menaces qu’ils servent à combattre renouvelle les questions sur à la fois leur justification et leur utilité c’est tout le thème de cette conférence.

La première question qui sera au cœur de la conférence du 16 juin prochain est la suivante : comment sortir d’un état d’urgence ? Nous avons vu que le caractère temporaire des états d’exception est une condition sine qua non de leur compatibilité avec l’État de droit et la doctrine du Conseil d’Etat est constante à cet égard : « L’état d’urgence reste un état de crise qui est par nature temporaire et ses renouvellements ne seraient par conséquent se succéder infiniment ».

Pour le cas du terrorisme, que dépasse en général les frontières nationales: l’état d’exception est-il la bonne réponse à une menace permanente ? On peut en douter car lorsque le péril imminent ayant motivé la déclaration de l’état d’urgence trouve sa cause dans une menace permanente c’est à des instruments pérennes qu’il convient en bonne logique de recourir. Dans son avis du 2 février de 2016 sur la première loi de prorogation de l’état d’urgence, le Conseil d’Etat a appelé ainsi le gouvernement à répondre à la menace terroriste en recourant à l’ensemble de politiques publiques dans les domaines du renseignement, de la sécurité publique, de la défense, de l’éducation, de l’intégration et de la coopération internationale. La même idée peut prévaloir s’agissant de l’épidémie du Covid-19.

La crise climatique à venir : cela fait plus de 30 ans que les états sont informés du risque.

On comprend ainsi pourquoi les pouvoirs publics ressentent le plus souvent le besoin de pérenniser dans le droit commun certains de leurs outils. Exemple, la loi Silt du 30 décembre 2017.

Comment fait-on pour ne pas entrer en état d’urgence ? Un État qui protège est un État qui doit se donner les moyens d’anticiper et d’agir de manière conséquente même lorsque les menaces ne sont pas immédiates. Or prenons l’exemple de la crise sanitaire qu’a-t-on appris des crises précédentes ? La crise du Covid19 n’est pas la première crise sanitaire que traverse la France. La crise du Sras a même été oubliée.

Le problème n’est pas l’existence dans l’absolu des états d’exception car l’histoire montre et on peut difficilement le nier que certaines situations sont si graves qu’elles rendent nécessaire de s’écarter du cadre normal des pouvoirs publics. Il s’agit davantage de s’interroger sur les conditions de leur utilisation, sur les raisons pour lesquelles ils sont de plus en plus souvent décrétés et sur leur pertinence au regard des menaces auxquelles nous devons faire face. Les questions sont nombreuses et complexes. 

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