Le système juridique espagnol, applique-t-il ou non les commentaires postérieurs de l’OCDE à une convention fiscale bilatérale, notamment sur le fondement de dispositions de son droit national qui l’y autoriseraient ?
Le 3 mars dernier[1], la chambre du contentieux administrative du Tribunal suprême a décidé que, pour interpréter les stipulations d’une convention fiscale bilatérale, il n’y a pas lieu de se référer aux modèles de convention postérieurs ni aux commentaires formulés par l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE). En effet, ils n’ont aucune valeur normative dans le système juridique espagnol. En cette occasion, le Tribunal suprême l’a rappelé de manière explicite en évoquant, d’une part, son arrêt du 19 octobre 2016 :
« (…) L’infraction qui s’invoque en cassation doit donc relever des règles de l’ordre juridique, c’est-à-dire des sources formelles qui le composent et qui sont énoncées à l’article 1.1. du Code civil, qui dispose que ‘les sources de l’ordre juridique espagnol sont la loi, la coutume et les principes généraux du droit’. Dans le concept matériel de droit qui exprime le précepte susmentionné, il est possible d’inclure les différentes manifestations hiérarchisées du pouvoir normatif (Constitution, traités internationaux, loi organique, règlements, etc.), mais il n’est pas possible de fonder un pourvoi en cassation en évoquant la violation des lignes directrices de l’OCDE susmentionnées, étant donné son absence de valeur normative (…)».[2] (mots en gras ajoutés)
D’autre part, le Tribunal suprême a également rappelé son arrêt du 21 février 2017, selon lequel :
« 2º) Il est fait référence aux lignes directrices de l’OCDE auxquelles les commentaires sur le modèle de convention de l’OCDE se réfèrent conformément à l’article 3 de la LIS (article 3 TRLIS), selon lequel les dispositions de la présente loi s’interprètent sans préjudice des dispositions des traités et conventions internationaux qui sont entrés dans l’ordre juridique interne, conformément à l’article 96 de la Constitution espagnole.
Toutefois, cette référence à l’article 3 n’est applicable que si elle est compatible avec les dispositions normatives qui, conformément à la Constitution, ont été intégrées dans notre système interne (traités et conventions internationaux). Les lignes directrices de l’OCDE n’ont pas ce caractère normatif. En fait, cette chambre a déjà indiqué qu’elles ne sont pas une source de droit et ne peuvent pas être invoquées en cassation. »[3] (mots en gras ajoutés)
Les faits qui ont donné lieu à l’arrêt du Tribunal suprême du 3 mars 2020 peuvent se résumer ainsi :
La deuxième section de la chambre du contentieux administrative de l’Audience nationale[4], dans un arrêt de 9 février 2018, débouta partiellement une société commerciale de sa demande. D’après les juges de l’Audience, cette société n’eut pas droit à l’exonération de la double imposition internationale prévue par l’article 23 de la Convention fiscale signée entre l’Espagne et la Suisse en 1966[5]. En effet, une succursale suisse de cette société en Espagne ne put pas être qualifiée d’« établissement stable »[6], car l’activité qu’elle exerçait n’était qu’accessoire. Alors qu’en Suisse, la succursale fut effectivement un « établissement stable » conformément à la définition prévue par le Modèle de convention fiscale de juillet 2010[7] et par les Commentaires de l’OCDE qui l’accompagnent. La société commerciale forma donc un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
Le 3 mars 2020, le Tribunal suprême cassa et annula l’arrêt du 9 février 2018, au visa de l’article 23 de la Convention fiscale suisse-espagnole[8], l’article 1.1 du Code civil espagnol[9] et de sa propre jurisprudence. Il releva que l’Audience nationale interprète la notion d’« établissement stable »en se référant aux commentaires à un modèle de convention qui ne sont pas source de droit. Cela donne donc lieu à une application rétroactive in defavorem[10]à la société commerciale. L’interprétation, en particulier, rend sans effets la notion d’« établissement stable » prévue à l’article 5.3.e de la Convention suisse-espagnole de 1966[11], et la remplace par une autre postérieure de 2010 qui n’est pas incorporé au droit interne ni est une source formelle du droit en Espagne.
[1] TRIBUNAL SUPREME ESPAGNOL, Chambre du contentieux administrative. Arrêt du 3 mars 2020, pourvoi n° 5448/2018, en ligne, disponible sur : http://www.poderjudicial.es/search/AN/openCDocument/47c54a4d73e1a19676437e91cf620c653410dae6e4c6fb00
[2] TRIBUNAL SUPREME ESPAGNOL, Chambre du contentieux administrative. Arrêt du 19 octobre 2016, pourvoi n° 2558/2015, p.13, en ligne, disponible sur : http://www.poderjudicial.es/search/openDocument/e02475a55cc18c26
ESP. “(…) La infracción que se invoque en casación, por lo tanto, debe recaer sobre las normas del ordenamiento jurídico, esto es, sobre las fuentes formales que lo integran y que enuncia el artículo 1.1. del Código Civil, al establecer que ‘las fuentes del ordenamiento jurídico español son la ley, la costumbre y los principios generales del derecho’. Dentro del concepto material de ley que expresa el mencionado precepto cabe incluir las distintas manifestaciones jerárquicamente ordenadas, de la potestad normativa (Constitución, Tratados internacionales, ley orgánica, reglamentos, etc.), pero no es posible fundamentar un motivo casacional en la infracción de las mencionadas directrices de la OCDE, dada la ausencia de valor normativo, es decir, como fuente jurídica vinculante para los Tribunales de justicia que cabe predicar de éstas (…)”.
[3] TRIBUNAL SUPREME ESPAGNOL. Chambre du contentieux administrative. Arrêt du 21 février 2017, pourvoi n° 2970/2015, p.12, en ligne, disponible sur : http://www.poderjudicial.es/search/openDocument/fc94eb10ce5fb647
ESP. “(…) 2º) se apela a las Directrices de la OCDE a que remiten los Comentarios del Modelo de Convenio de la OCDE según lo dispuesto en el artículo 3 de la LIS (art. 3 TRLIS) a cuyo tenor lo establecido en esta ley se entenderá sin perjuicio de lo dispuesto en los tratados y convenios internacionales que hayan pasado a formar parte del ordenamiento interno, de conformidad con el artículo 96 de la Constitución Española. Sin embargo, esta remisión al artículo 3 -en relación con el ámbito de aplicación espacial del TRLIS- vuelve a concretarse en las disposiciones normativas que conforme a la Constitución se hayan integrado en nuestro ordenamiento interno (tratados y convenios internacionales), sin que posean tal naturaleza normativa las directrices OCDE, que esta Sala ya ha declarado no son fuentes del Derecho ni, como tales, invocables en casación (así, la sentencia de 19 de octubre de 2016, dictada en el recurso de casación nº 2558/2015 )”.
[4] L’Audiencia Nacional est un tribunal centralisé et spécialisé dans certaines matières qui lui sont attribuées par la loi. Elle a été créée par le décret-loi royal 1/1977. La chambre du contentieux administratif, en concret, juge les pourvois formés contre les actes et règlements de l’administration publique.
[5] ESP. Convenio para evitar la doble imposición en materia de impuestos sobre la renta y sobre el patrimonio entre el Estado Español y la Confederación Suiza de abril 26 de 1966. En ligne, disponible sur : https://www.boe.es/buscar/doc.php?id=BOE-A-1967-3470
[6] ESP. Establecimiento permanente.
[7] ESP. Comentarios al Modelo de Convenio para evitar la Doble Imposición de la OCDE, en ligne, disponible sur: http://www.gerens.cl/gerens/ModeloConvenioTributario.pdf
[8] « Art. 23.
1. En ce qui concerne l’Espagne, les doubles impositions sont éliminées soit selon les dispositions de sa législation interne soit selon les dispositions suivantes conformément à la législation interne de l’Espagne :
a. Lorsqu’un résident d’Espagne reçoit des revenus ou possède de la fortune qui, conformément aux dispositions de la Convention, sont imposables en Suisse, l’Espagne accorde :
(i) sur l’impôt qu’il perçoit sur les revenus de ce résident, une déduction d’un montant égal à l’impôt sur le revenu payé en Suisse,
(ii) sur l’impôt qu’il perçoit sur la fortune de ce résident, une déduction d’un montant égal à l’impôt sur la fortune payé en Suisse,
(iii) une déduction des impôts sur les sociétés sous-jacentes octroyée conformément à la législation interne de l’Espagne.
Cette déduction ne peut toutefois excéder la fraction de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt sur la fortune, calculé avant déduction, correspondant selon le cas aux revenus ou à la fortune imposables en Suisse.
b. Lorsque, conformément à une disposition quelconque de la Convention, les revenus qu’un résident d’Espagne reçoit ou la fortune qu’il possède sont exempts d’impôt en Espagne, l’Espagne peut néanmoins, pour calculer le montant de l’impôt sur le reste des revenus ou de la fortune de ce résident, tenir compte des revenus ou de la fortune exemptés. (…) »
[9] FR. « Article 1.
1. Les sources du système juridique espagnol sont la loi, la coutume et les principes généraux du droit. »
ESP. “Artículo 1.
1. Las fuentes del ordenamiento jurídico español son la ley, la costumbre y los principios generales del derecho.”
[10] C’est-à dire, défavorable.
[11] Art. 5 Etablissement stable. « (…) 3. On ne considère pas qu’il y a établissement stable si: (…) une installation fixe d’affaires est utilisée, pour l’entreprise, aux seules fins de publicité, de fourniture d’informations, de recherches scientifiques ou d’activités analogues qui ont un caractère préparatoire ou auxiliaire; (…) » .