« (…) La déclaration de l’état d’alarme, en tant que régime constitutionnel de crise, projette ses effets juridiques dans de nombreux ordres différents, mais elle ne subvertit pas les prémisses sur lesquelles repose la responsabilité pénale. (…) ».
Tribunal Supreme Espagnol, Chambre pénale. Arrêt du 18 décembre 2020, p. 75[1].
Le droit espagnol n’adopte pas un régime dérogatoire à la responsabilité pénale en cas de crise exceptionnelle. Le 18 décembre 2020, la Chambre pénal du Tribunal suprême l’a ainsi rappelé lors de l’étude de la recevabilité de plus 30 plaintes pénales déposées ces derniers mois contre le président, les vice-présidents et les autres ministres, les juges des Tribunaux constitutionnel et suprême, le défenseur des droits et la présidente de la communauté autonome de Madrid, pour leur gestion durant la crise sanitaire produite par la Covid-19 :
« (…) La déclaration de l’état d’alerte, en tant que régime constitutionnel de crise, projette ses effets juridiques dans de nombreux ordres différents, mais elle ne subvertit les prémisses sur lesquelles repose la responsabilité pénale. L’exercice des pouvoirs assumés dans cette situation exceptionnelle, même lorsqu’il s’agit de prendre des décisions qui, ex ante, pourraient considérées comme sages mais qui, a posteriori, s’avèrent inefficaces ou contre-productives, ne rend pas un décideur public responsable d’un délit.
Prétendre le contraire ne peut que satisfaire ceux qui considèrent le droit pénal comme un instrument de rétribution aveugle et impitoyable, sans rapport avec les principes qui légitiment le reproche le plus grave qu’un État puisse faire, le reproche pénal. (…) »[2] (mots en gras ajoutées).
Les plaintes accusaient ces décideurs publics d’avoir commis, principalement, le délit contre les droits des travailleurs (prévu aux articles 316 et 317 du Code pénal[3]), pour ne pas avoir fourni aux membres des forces de sécurité et au personnel sanitaire les moyens et l’équipement nécessaires à l’exercice de leurs activités ; et les délits d’assassinat et de blessures dus à une négligence grave (articles 142 et 152 du Code pénal[4]) suite à leur gestion qui, selon les plaignants, aurait causé un grand nombre de décès et de blessés dans des endroits tels que les maisons de retraite.
Toutefois, le Tribunal a rappelé que la responsabilité pénale des décideurs publics est attribuée de la même manière en temps normal et en temps de crise. En conséquence, les magistrats ont averti que tous les comportements socialement répréhensibles ne constituent pas un délit pénal. En effet, la qualification juridico-pénale d’un acte doit être strictement subordonnée, tout d’abord, au principe de légalité (articles 1 et 2, Code pénal ; articles 9 et 25, Constitution).En vertu de celui-ci : « (…) Nul ne peut être condamné ou sanctionné pour des actions ou des omissions qui lorsqu’elles se sont produites ne constituaient pas un délit, une faute ou une fraction administrative, selon la législation en vigueur à ce moment-là » (article 25.1 Constitution espagnole)[5]. Les magistrats ont souligné à cet égard que ni l’indignation collective face à la tragédie occasionnée par la crise sanitaire actuelle, ni le désaccord légitime avec les décisions gouvernementales sont un fondement suffisant. Il faut toujours se subordonner strictement à la loi pénale.
Ensuite, les magistrats ont fait référence au principe de culpabilité (article 5, Code pénal[6]). Ils ont rappelé que la responsabilité pénale est exclusivement personnelle. En conséquence, ce principe exige que la personne ou le décideur public auquel la responsabilité pénale est attribuée ait exécuté il-même le délit ou, dans les cas de coaction ou de complicité, ait eu un contrôle fonctionnel de l’acte[7]. Ceci même dans le cadre d’une organisation ou d’une structure complexe et hiérarchique comme l’État, car ce fait ne peut conduire à des attributions objectives de responsabilité du seul fait du poste ou de la position qu’une personne en particulière occupe dans une telle hiérarchie.
Enfin, les magistrats ont fait référence à l’existence d’un lien de causalité (article 11, Code pénal ; arrêts STS n°468 du 15 octobre 2018 et STS n°135 du 21 mars 2018). En effet, l’imputation d’actes homicides ou lessives ne peut être réalisée sur la base de statiques. Les magistrats ont souligné qu’il ne suffit pas d’affirmer que certaines décisions auraient pu réduire les statistiques qui définit les résultats catastrophiques de la crise sanitaire. Or, l’imputation de la responsabilité pénale doit être fondée sur des preuves montrant qu’un comportement punissable a produit le résultat.
Pour ces raisons, le Tribunal suprême a conclu en l’espèce que ni la position des décideurs publiques dans la structure hiérarchique de l’Administration publique, ni l’établissement objectif de la violation d’une obligation légale, peuvent être suffisants pour donner lieu à l’ouverture d’une procédure pénale à leur encontre. Nonobstant, les magistrats ont rappelé que tous les dommages liés au fonctionnement anormal d’un service public sont directement indemnisables dans la juridiction contentieuse administrative, sans autre exclusion que ceux produits en raison d’un évènement constituant une force majeure (article 106.2 de la Constitution et articles 32 et suivants de la Loi 40/2015 du 1 octobre sur le Régime général du secteur public). Enfin, les magistrats ont affirmé que les dommages causés par des actions ou des omissions impliquant une faute ou une négligence sont également réparables mais dans le cadre d’une procédure civile (article 1902 du Code civil).
[1] TRIBUNAL SUPREME ESPAGNOL, Chambre pénale. Arrêt du 18 décembre 2020, p. 75, en ligne, disponible sur : http://www.poderjudicial.es/search/openDocument/afa6f26b248f961c
ESP. “La declaración del estado de alarma, como escenario constitucional de excepción, proyecta sus efectos jurídicos en muy distintos órdenes, peo no subvierte las premisas sobre las que descansa la responsabilidad penal. (…)”.
[2] Ibid.
ESP. “(…) La declaración del estado de alarma, como escenario constitucional de excepción, proyecta sus efectos jurídicos en muy distintos órdenes, pero no subvierte las premisas sobre las que descansa la responsabilidad penal. El ejercicio de las competencias asumidas en esa situación de excepcionalidad, incluso cuando implica la adopción de decisiones que ex ante podían considerarse atinadas pero que, ex post, se revelan ineficaces o
contraproducentes, no convierte al responsable político en responsable penal. Afirmar lo contrario sólo puede contentar a quienes ven en el derecho penal un ciego e implacable instrumento retributivo, ajeno a los principios que legitiman el más grave reproche que puede hacer un Estado, el penal. (…)”.
[3] FR. CODE PÉNAL ESPAGNOL. Article 316. « Ceux qui, en violation des règles relatives à la prévention des risques professionnels et étant légalement tenus, ne fournissent pas les moyens nécessaires aux travailleurs pour exercer leurs activités avec des mesures de sécurité et d’hygiène adéquates, de manière à mettre gravement en danger leur vie, leur santé ou leur intégrité physique, sont punis d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de six à douze mois. ».
ESP. Artículo 316. “Los que con infracción de las normas de prevención de riesgos laborales y estando legalmente obligados, no faciliten los medios necesarios para que los trabajadores desempeñen su actividad con las medidas de seguridad e higiene adecuadas, de forma que pongan así en peligro grave su vida, salud o integridad física, serán castigados con las penas de prisión de seis meses a tres años y multa de seis a doce meses.”
FR. CODE PÉNAL ESPAGNOL. Article 317. « Lorsque l’infraction visée à l’article précédent est commise par négligence grave, elle est punie de la peine la plus légère en degré. ».
ESP. Artículo 317. “Cuando el delito a que se refiere el artículo anterior se cometa por imprudencia grave, será castigado con la pena inferior en grado.”
[4] FR. CODE PÉNAL ESPAGNOL. Article 142. « 1. Quiconque, par négligence grave, cause la mort d’une autre personne est puni, en tant que prisonnier pour homicide involontaire, d’une peine d’emprisonnement de un à quatre ans. (…) ».
ESP. Artículo 142. “1. El que por imprudencia grave causare la muerte de otro, será castigado, como reo de homicidio imprudente, con la pena de prisión de uno a cuatro años. (…)”.
FR. CODE PÉNAL ESPAGNOL. Article 152. “Article 152.
1. Toute personne qui, par négligence grave, cause l’une des blessures prévues aux articles précédents est punie, compte tenu du risque créé et du résultat produit : (…) ».
ESP. Artículo 152. “1. El que por imprudencia grave causare alguna de las lesiones previstas en los artículos anteriores será castigado, en atención al riesgo creado y el resultado producido: (…)”.
[5] À cet égard il est également important de se référer à l’article 9.3 constitutionnel qui prévoit : « Article 9. (…) 3. La Constitution garantit le principe de légalité, la hiérarchie des normes, la publicité des normes, la non-rétroactivité des dispositions infligeant des sanctions plus sévères ou restreignant les droits individuels, la sécurité juridique, la responsabilité et l’interdiction de l’arbitraire des pouvoirs publics. ».
[6] FR. Article 5. « Il n’y a pas de peine sans dol ou faute ».
ESP. Artículo 5. “No hay pena sin dolo o imprudencia.”
[7] TRIBUNAL SUPREME ESPAGNOL, Op. cit., p. 63.