En Espagne, la loi n°4 du 21 mars 1985 prévoit la procédure nationale pour donner lieu à l’extradition. Premièrement, elle dispose que l’extradition entre l’Espagne et d’autres États étrangers ne sera accordée que dans le respect du principe de réciprocité (article 1). Deuxièmement, elle prévoit que la demande d’extradition doit être adressée au Ministère des affaires étrangères par note diplomatique ou directement au Ministère de la justice. Ce dernier donne son avis sur l’opportunité ou non de poursuivre la procédure d’extradition devant un juge (article 7). Troisièmement, si le gouvernement décide de poursuivre la procédure, la demande d’extradition est transmise au juge compétent (article 12). Quatrièmement, le juge décide sur la recevabilité de la demande d’extradition. Cette décision ne peut faire l’objet que d’un recours (el recurso de súplica), qui doit être tranché par la chambre pénale de l’Audiencia Nacional (articles 14 et 15). Enfin, si l’Audiencia décide que l’extradition est accordée, la demande est à nouveau transmise au gouvernement. Celui-ci est libre de ne pas lui donner suite ou de l’accorder définitivement (article 18).
Toute cette procédure prévue par la loi d’extradition a été établie conformément aux articles 10 et 15 de la Constitution espagnole de 1978. Ces dispositions prévoient la protection de la dignité de la personne comme fondement de l’ordre politique national, la protection des droits à la vie[1], à l’intégrité physique et morale, et l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
En outre, l’arrêt de la deuxième chambre du Tribunal constitutionnel, rendu le 16 septembre 2019, rappelle que la jurisprudence constitutionnelle espagnole portant sur la violation de l’article 15 de la Constitution, par la remise d’une personne dont l’extradition est demandée et qui pourrait être condamnée à la perpétuité dans l’État requérant, n’est pas nombreuse, mais respecte le précédent établi par la Cour européenne des droits de l’homme dans les arrêts Soering c. Royaume-Uni, du 7 juillet 1989 ; Vinter et autres c. Royaume-Uni, du 9 juillet 2013 ; László Magyar c. Hongrie, du 20 mai 2014 ; et Trabelsi c. Belgique, du 4 septembre 2014. Par conséquent, l’État espagnol conditionne l’accord de l’extradition à la vérification que l’éventuelle peine d’emprisonnement à vie à prononcer ou à exécuter ne sera pas incompressible, car il existe une possibilité effective de révision ou car des mesures de clémence sont applicables dans l’État requérant, même lorsqu’il s’agit de crimes de terrorisme (voir l’article 4.6 de la loi d’extradition).
I. Quelle est la pratique de l’Espagne en matière d’extradition vers les Etats-Unis dans le cas où la personne réclamée risque la perpétuité ?
L’essentiel à retenir : l’arrêt Trabelsi c. Belgique a provoqué un « changement de pratique administrative » aux États-Unis. Dans le cas de crimes graves commis avec violence ou de terrorisme, impliquant une longue peine ou la perpétuité, les personnes sont informées qu’elles peuvent bénéficier de la grâce présidentielle (article 2 de la Constitution américaine). Ainsi, l’Espagne applique l’accord bilatéral d’extradition avec les États-Unis en veillant à ce que, dans chaque cas, l’article 3 de la Convention européenne, les articles 10 et 15 de sa Constitution et l’article 4.6 de la loi nationale d’extradition soient respectés.
Le 29 mai 1970, l’Espagne et les États-Unis ont signé un Accord bilatéral d’extradition. Il a ensuite été modifié par d’autres traités conclus en 1975, 1988, 1996, 2003 et 2010[2]. En conséquence, la version actuelle de l’article 2 de l’Accord prévoit que les personnes accusées ou condamnées à plus d’un an de prison pour avoir commis l’une des 23 infractions qui y sont énumérées (y compris le terrorisme, le trafic de drogue, l’enlèvement, le vol, l’assassinat, le viol) doivent être remises. Cet Accord bilatéral d’extradition s’applique conformément aux articles 10 et 15 de la Constitution et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, comme en témoigne l’arrêt López Elorza c. Espagne du 12 décembre 2017.
En l’espèce, le requérant a affirmé que son extradition vers les États-Unis pour trafic de drogue l’exposerait à un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention européenne. En effet, il a remarqué que les garanties données par le gouvernement américain à cet égard étaient insuffisantes et que l’acte d’accusation émis par le Grand Jury fédéral révélait qu’il pourrait être condamné à deux peines de prison à vie incompressibles. Enfin, il a affirmé que son cas était comparable à celui du requérant dans l’affaire Trabelsi, dans laquelle la Cour européenne a jugé que « la peine d’emprisonnement à vie qui pouvait être infligée au requérant dans cette affaire ne pouvait être réduite pour être compatible avec l’article 3 de la Convention, et qu’en exposant le requérant à un traitement contraire à cette disposition, le gouvernement compromettait la responsabilité de l’État défendeur en vertu de la Convention » [3].
Le gouvernement espagnol a indiqué que le requérant, contrairement à Trabelsi, ne faisait face qu’à une condamnation pénale liée au trafic de stupéfiants et non à des infractions terroristes et que, par conséquent, le Code pénal américain fixait une fourchette de peines pour ce crime entre 15 et 19 ans d’emprisonnement, ce qui est inférieur à l’éventuelle condamnation à vie. En outre, le gouvernement espagnol a indiqué que le requérant pouvait bénéficier d’une réduction après condamnation, comme le prévoit l’article 35 du Code fédéral de procédure pénale, s’il collaborait de manière significative à l’enquête ou à la poursuite d’une autre personne ayant commis un crime. Il a également indiqué que le requérant pouvait être libéré pour des raisons « humanitaires » conformément à l’article 3582 du Code fédéral.
Finalement, le gouvernement espagnol a précisé que le requérant pouvait se bénéficier de la grâce du président des États-Unis prévue à l’article 2 de la Constitution américaine. En effet, le gouvernement espagnol a adressé à la Cour européenne un rapport rédigé par le Ministère américain de la justice le 20 janvier 2016. Le document souligne que depuis l’arrêt Trabelsi c. Belgique, toutes les personnes jugées aux Etats-Unis sont informées que la grâce présidentielle est disponible pour les crimes graves passibles de détention à perpétuité ou de longues peines, y compris les affaires de terrorisme[4]. De surcroît, des statistiques ont été fournies, montrant qu’au cours des 114 dernières années, la grâce présidentielle a été accordée à des milliers de personnes reconnues coupables de trafic de drogue ou condamnées à la perpétuité.
Après avoir analysé les arguments des parties, la Cour européenne a indiqué que cette affaire était différente de l’affaire Trabelsi pour les raisons suivantes. Premièrement, dans cette affaire le requérant a été poursuivi pour des délits de trafic de drogue, tandis que dans l’affaire Trabelsi, le requérant a été extradé vers les États-Unis pour terrorisme et donc condamné à la prison à vie. Deuxièmement, la Cour a indiqué que, contrairement à Trabelsi, dans cette affaire, trois des complices du requérant avaient déjà été condamnés respectivement à 20, 7 et 8 ans d’emprisonnement. Par conséquent, et sur la base de la section 3553.a.6 du Code fédéral américain, la peine du requérant ne serait pas significativement différente de celles de ses complices. Enfin, la Cour a indiqué que le requérant n’avait pas démontré qu’une peine d’emprisonnement à vie serait prononcée par un tribunal américain. En d’autres termes, le requérant n’a pas fourni de preuve démontrant « l’existence d’un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 » de la Convention européenne. En conséquence, la Cour européenne a estimé que l’Espagne n’avait pas porté atteinte à l’article 3 de la Convention dans cette affaire en acceptant de livrer le requérant aux Etats-Unis.
La pratique espagnole est donc d’extrader vers les États-Unis les personnes condamnées pour des crimes graves, tels que le trafic de stupéfiants ou le terrorisme, en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas. En février de cette année, par exemple, l’Audiencia Nacional a ratifié une décision judiciaire de décembre 2019 qui refusait aux États-Unis la remise de l’ancien vice-président d’une filiale de la compagnie pétrolière Petróleos de Venezuela S.A., accusé par un tribunal du Texas d’avoir commis le délit de blanchiment. L’Espagne a soutenu que l’accusé avait obtenu la nationalité espagnole et qu’il avait des affaires en cours sur son territoire. Toutefois, cette décision n’a pas été la même en novembre 2019, lorsque l’Audiencia Nacional a effectivement extradé un général vénézuélien vers les États-Unis, où il était jugé pour appartenance à une organisation criminelle, collaboration avec des organisations terroristeset trafic de drogue aggravé.
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II. Quelle est la pratique de l’Espagne en cas d’extradition vers des pays autres où la condamnation à perpétuité est possible ?
L’essentiel à retenir : la pratique de l’Espagne en cas d’extradition vers des pays autres où la condamnation à perpétuité est possible reste conforme à l’article 3 de la Convention européenne, aux articles 10 et 15 de sa Constitution et à l’article 4.6 de la loi nationale d’extradition. Par conséquent, la jurisprudence nationale établit que lorsque la remise de la personne réclamée est conditionnée à ne pas la condamner à la peine de mort ou à la perpétuité, ses droits fondamentaux ne sont pas violés. Les affaires tranchées par le Tribunal constitutionnel en septembre 2019 (A) et par l’Audiencia Nacional en octobre 2020 (B) sont deux exemples de cette pratique.
Selon le guide « Guía de Tratados bilaterales con Estados », l’Espagne a conclu des accords d’extradition avec 26 pays de l’Union européenne, avec le Royaume-Uni et avec 36 autres pays dans le monde. Toutefois, 121 pays n’ont pas encore conclu de traité d’extradition avec l’Espagne. En Europe, par exemple, la Russie et la Biélorussie font partie de ce groupe. En Amérique latine, plusieurs des anciennes colonies néerlandaises, britanniques et françaises des Caraïbes n’ont pas non plus signé d’accords d’extradition. En Afrique et en Océanie, il y a le plus grand nombre de pays sans traité d’extradition avec l’Espagne[5].
La pratique de l’Espagne en cas d’extradition vers d’autres pays, où la condamnation à perpétuité est possible, est conforme à l’article 3 de la Convention européenne, aux articles 10 et 15 de sa Constitution et à l’article 4.6 de la loi nationale d’extradition. Par conséquent, la jurisprudence nationale établit que lorsque la remise de la personne réclamée est conditionnée à ne pas la condamner à la peine de mort ou à la perpétuité, ses droits fondamentaux ne sont pas violés. Les affaires tranchées par le Tribunal constitutionnel en septembre 2019 (A) et par l’Audiencia Nacional en octobre 2020 (B) sont deux exemples de cette pratique.
A. L’extradition vers le Royaume de Thaïlande
La Thaïlande est l’un des rares pays au monde où la peine de mort est encore prévue pour des crimes tels que l’homicide. En fait, des exécutions par injection létale sont effectuées dans ce pays. Le 21 avril 2017, par exemple, un citoyen espagnol a été condamné à mort en Thaïlande[6]. La condamnation à perpétuitéest également appliquée. L’Espagne n’a pas de traité bilatéral avec la Thaïlande en matière d’extradition.
Le 16 septembre 2019, le Tribunal constitutionnel espagnol a été saisi, par un citoyen anglais arrêté en Espagne et dont l’extradition était demandée par la Thaïlande, d’un recours contre deux décisions judiciaires espagnoles autorisant son extradition au motif qu’elle était conforme à la loi et ne comportait pas de risque de traitement inhumain ou dégradant. Le requérant a indiqué que ses droits à la vie, à l’intégrité physique et morale et à ne pas être soumis à torture ou à des traitements inhumains ou dégradants (articles 15 Constitution espagnole, 3 et 9 de la Convention européenne) étaient violés en raison des conditions de détention inhumaines dans l’État requérant et du risque qu’il courait d’être condamné à la peine de mort ou à la perpétuité, comme le prévoit la loi thaïlandaise.
Le Tribunal constitutionnel a débouté le requérant de sa demande. En effet, les décisions de justice dans cette affaire avaient autorisé la remise de la personne « (…) à la condition expresse que, si la peine de mort est prononcée, elle ne soit pas exécutée, [et que] si la peine d’emprisonnement à vie est prononcée, elle ne soit pas incompressible et, enfin, s’il n’existe pas de disposition légale permettant de réviser l’emprisonnement à vie, une peine d’emprisonnement temporaire soit appliquée, ce qui est également prévu dans la loi thaïlandaise (…) ». Compte tenu des conditions susmentionnées, le Tribunal constitutionnel a estimé que ces décisions judiciaires répondaient aux exigences de la jurisprudence constitutionnelle espagnole[7] selon laquelle, lorsque les tribunaux soumettent la remise de la personne réclamée à de telles conditions, il n’y a pas de violation du droit fondamental consacré par l’article 15 de la Constitution.
B. L’extradition vers la République de Turquie
La loi turque prévoit la condamnation à perpétuité pour certains crimes, tels que le soulèvement contre le gouvernement[8]. La peine de mort est abolie dans le pays depuis 2005, mais le président actuel, Recep Tayyip Erdogan, a déclaré que c’était « une erreur » de l’abolir et a promis de la rétablir si le parlement du pays l’approuve. L’Espagne et la Turquie ont signé en 2009 une convention de coopération dans la lutte contre la criminalité (« Convenio entre el Reino de España y la República de Turquía en materia de cooperación en la lucha contra la delincuencia »).
Le 23 octobre 2020, l’Audiencia Nacional a rendu une décision autorisant l’extradition d’un citoyen turc arrêté en Espagne pour homicide et tentative d’homicide. Selon l’article 18 du Code pénal turc, ces infractions sont passibles, respectivement, de réclusion à perpétuitéet de 9 à 15 ans d’emprisonnement.
Au cours de cette procédure judiciaire, et comme indiqué dans la décision, le Procureur général espagnol a demandé aux autorités turques de garantir une révision de la condamnation à perpétuité, de sorte qu’en aucun cas elle n’était pas incompressible. Le Procureur a justifié sa position en l’interdiction de toute peine inhumaine et dégradante prévue par l’article 15 de la Constitution espagnole, l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’arrêt López Elorza c. Espagne rendu par la Cour européenne en décembre 2017[9]. En outre, le Procureur a fait référence à la « révisibilité » effective de la peine d’emprisonnement à vie, établie par la Cour européenne des droits de l’homme à partir de l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni en 2013 et considérée comme un facteur déterminant pour l’arrêt rendu dans l’affaire Trabelsi c. Belgique en 2014.
Les autorités turques ont fourni les garanties demandées. En conséquent, la chambre pénale de l’Audiencia Nacional a autorisé l’extradition du citoyen turc.
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[1] Il est important de mentionner ici que, bien que conformément à l’article 15 de la Constitution « La peine de mort est abolie, sauf dispositions prévues en temps de guerre par les lois pénales militaires », la loi organique n° 11 du 27 novembre 1995 a aboli la peine de mort en temps de guerre. Ainsi, sur la base de cette loi et conformément à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel (voir l’arrêt 104/2019 du 16 septembre), « l’Espagne est devenue à cette époque l’un des pays qui ont aboli la peine de mort en toutes circonstances (…) ».
[2] AUDIENCIA NACIONAL. Arrêt du 3 octobre 2017, en ligne, consulté le 26 novembre 2020, disponible sur : http://www.poderjudicial.es/search/DeActualidad/AN/Penal/ , p.8.
[3] Arrêt López Elorza c. Espagne, p.21.
[4] Arrêt López Elorza c. Espagne, p.22.
[5] BUSINESS INSIDER. “Españoles a la fuga: estos son los países que no tienen acuerdos de extradición con España”, en ligne, pblié le 5 août 2020, consulté le 27 novembre 2020, disponible sur: https://www.businessinsider.es/eston-son-paises-acuerdos-extradicion-espana-690333
[6] JOURNAL EL PERIÓDICO. “El español Artur Segarra condenado a muerte en Tailandia”, en ligne, publié le 20 novembre 2019, consulté le 27 novembre 2020, disponible sur : https://www.elperiodico.com/es/internacional/20191120/justicia-tailandia-pena-muerte-ciudadano-espanol-7743218
[7] Voir les arrêts : SSTC 148/2004, du 13 septiembre, FJ 4; 181/2004, du 2 noviembre, FJ 16; 49/2006, du 13 février, FJ 5, y AATC 434/2006, du 23 novembre, FJ 4, y 165/2006, du 22 mai, FJ 2.
[8] JOURNAL FRANCE 24. “Turquía: cadena perpetua a 337 personas por el intento de golpe de Estado en 2016”, en ligne, publié le 26 novembre 2020, consulté le 27 novembre 2020, disponible sur: https://www.france24.com/es/medio-oriente/20201126-turquia-golpe-estado-juicio-juicio-cadena-perpetua-erdogan
[9] Voir la page 3 de l’arrêt.